Intelligence artificielle : de quoi parle-t-on ?
Cet article est paru sur le blog de l’ILERI (Institut libre d’étude des relations internationales) dans le cadre de la participation au Centre de recherche et expertise en éthique et intelligence artificielle (CREÉIA).
Le terme « intelligence artificielle » (IA) couvre plusieurs objets et concepts en fonction du contexte ou du locuteur. Il est nécessaire de bien définir le sens des notions employées avant d’évoquer le sujet, afin de présenter le bon niveau de lecture et maintenir la cohérence du message.
Difficile d’échapper à la déferlante de l’intelligence artificielle (IA). Elle nous est servie sur les sites de e-commerce, dans les flux d’information, dans les traducteurs automatiques, dans les films, au sein des des outils informatiques, dans les voitures, les jouets, la création gastronomique, la musique, bref partout.
Luc Julia nous annonce que l’intelligence artificielle n’existe pas (titre de son dernier livre). Discours étrange de la part d’un des créateurs du moteur d’IA d’Apple et qui semble bien placé pour en parler. En revanche, les arguments d’un consultant en informatique évoqueront probablement le besoin de mettre en place un outil d’IA dans toute entreprise, dans le but de permettre de substantielles économies, tout en développant efficacité et rendement. Les sociologues s’intéressent aussi à la dynamique de l’IA quand ils mettent en garde sur ses impacts dans la société et pour les futurs emplois. Dans un domaine bien différent, les amateurs de science-fiction guettent l’apparition de cyborgs venant du futur ou d’armements automatisés prêts à conquérir le monde. Les juristes quant à eux se demandent qui convoquer au tribunal lorsqu’un véhicule autonome fautif commettra une infraction routière. Enfin, l’IA suscite chez les philosophes des réflexions sur l’humanité augmentée, la morale et le progrès technologique. Tous ces emplois du terme « IA » désignent-ils le même objet et la même réalité ?
L’IA : une sémantique orientée
Le terme « intelligence » dans la langue anglaise est à mi-chemin entre d’un côté la réflexion, la création intellectuelle et d’un autre côté le renseignement, la donnée, la connaissance. Dans la langue française, le sens glisse vers un synonyme d’esprit, d’intellectualisation, et perd ce caractère de connaissance pour une notion de volonté ou d’intention.
L’adjectif « artificiel » quant à lui s’interprète dans les deux langues comme une réalisation mécanique ou une absence de naturel.
Ainsi, les différences de sens entre anglais et français biaisent l’interprétation de l’expression « IA » et rendent le terme plus suspicieux en français : quelles sont donc les volontés cachées derrière ces « intelligences artificielles », leurs intentions sont-elles pures ? L’anglais se formalisera beaucoup moins sur ce point car le terme « intelligence » se rapportera plus à un objet concret qu’à un concept d’âme créée de toutes pièces, tel un monstre de Frankenstein logiciel.
Cette approche sémantique est importante car le choix même des mots vient troubler la perception que nous pouvons avoir de ces objets. Elle oriente une réception positive ou négative avant même de cerner précisément le sujet.
Doit-on parler de numérisation (ou digitalisation), de Big Data ou d’IA ? Les définitions sont multiples et in finela frontière entre ces domaines est fluctuante et poreuse. Il est toutefois possible de réconcilier ces notions souvent confondues en déroulant le fil conducteur suivant. La numérisation croissante de notre environnement crée de plus en plus de données, dont le volume et le débit augmentent exponentiellement. Par conséquent, les méthodes de traitement nécessitent des outils algorithmiques adaptés au Big Data1. De ce fait, il est souvent utile d’employer des algorithmes d’intelligence artificielle, qui s’appuient sur cette masse de données, pour en extraire un comportement ou un résultat statistiquement pertinent et reproductible. En restant sur ce schéma simple et sans développer plus profondément les concepts abordés, le reste de l’article utilisera le terme d’IA avec une appréciation assez large, pour confronter les différents emplois et les multiples perceptions de cette notion.
L’intelligence artificielle existe-t-elle donc ? Une réponse polyforme
Pour un spécialiste scientifique du domaine, l’intelligence artificielle est probablement un terme usurpé2, puisqu’il ne s’agit en fait que de l’utilisation d’algorithmes d’apprentissage, plus ou moins complexes, qui se fondent sur des expériences successives ou des jeux de données connus. Par exemple, pour permettre la reconnaissance d’un chat dans une image, la méthode consiste à disposer d’un grand nombre d’images de chats (des milliers voire des millions), de créer un processus automatisé qui examine les formes, les couleurs et les textures des images, et de lui préciser « chat » ou « pas chat » pour chacune. Les bons algorithmes extrairont progressivement les éléments caractéristiques de l’image qui favoriseront la probabilité de détection jusqu’au seuil désiré. La méthode d’apprentissage est similaire pour le logiciel Alphago qui a battu récemment un champion au jeu de Go3. Le programme s’est amélioré continument en jouant partie sur partie, le plus souvent contre une autre version de lui-même. Lorsqu’il est possible de jouer plusieurs millions de coups par seconde et plusieurs milliers de parties par jour, même avec un algorithme qui s’améliore lentement, la progression est inéluctable. Peut-on vraiment parler d’intelligence ? Pour un spécialiste du domaine pas vraiment, puisque la seule plus-value intellectuelle réside dans le choix et le réglage de l’algorithme sur le bon champ d’expérience ou jeu de données. De plus, la généralisation à d’autres domaines est rarement possible4 : l’algorithme ne risque pas de sortir de sa boite pour conquérir le monde.
En revanche, pour une société d’informatique qui propose des logiciels, l’IA est un argument de vente formidable. C’est un peu ce que note Robert Bentz dans son article5 dans le journal Le Monde : « L’intelligence artificielle est bien aujourd’hui une escroquerie ! » Comme il est souvent difficile de cerner les tenants et les aboutissants de ces technologies, l’effet de mode créé le besoin et stimule la demande dans ces technologies. Il est alors très tentant de vendre de l’IA ou du Big Data, là où il ne s’agit finalement que de traitements de données statistiques. La compétition féroce dans le secteur du conseil et du développement informatique incite naturellement les éditeurs à proposer de l’IA quel que soit le besoin réel.
Ceepdant, il faut avouer que nous utilisons ces technologies quotidiennement : les flux d’information auxquels nous sommes abonnés utilisent des algorithmes d’apprentissage qui proposent des thèmes toujours plus pertinents car adaptés à nos centres d’intérêt. Les publicités affichées ciblent nos besoins et nos désirs grâce à l’analyse automatique et continue de notre cheminement sur internet. Le développement des voitures autonomes s’appuie fondamentalement sur les technologies d’apprentissage et l’expérience globale est accumulée pour le bénéfice de tous les utilisateurs. De fait, ces technologies d’apprentissage automatisé sont actuellement regroupées sous le terme d’IA, même s’il ne s’agit pas vraiment d’intelligence dans la perception habituelle d’un quotient intellectuel humain. L’expression IA représente alors un ensemble d’objets algorithmiques précis, contrairement aux exemples précédents pour lesquels elle concernait un argument de vente commercial ou la vision fantasmée d’un esprit artificiel.
Si l’intelligence n’est pas rigoureusement présente, les algorithmes sont une réalité qui s’étend et se développe chaque jour un peu plus. Cette progression inéluctable risque de bousculer dans un futur proche tous les métiers « d’expertise », en particulier ceux dont la principale plus-value s’établit sur la maîtrise ou l’exploitation de règlements ou de connaissances très pointues. Le domaine du diagnostic médical comporte une structure logique adaptée à l’apprentissage automatique, tout comme le droit et la jurisprudence. Dans le cas de l’analyse radiologique, le logiciel est aujourd’hui estimé comme particulièrement performant. Enfin, Amazon se passe depuis plus de dix ans du service d’un comité de sélection littéraire salarié, beaucoup moins rentable que des algorithmes pour proposer les nouveaux ouvrages à la vente.
Tous ces éléments provoquent des changements dans nos habitudes (communication permanente, recherche d’information directe), dans nos modes de vie (partage de ressources : logement, véhicules, …), dans nos sociétés (réorganisation des collectifs, création de nouveaux métiers), et pour nous-mêmes (présence presque indispensable d’un accès internet ou d’un moyen de communication). L’IA, ou le monde numérique de façon générale, s’insère dans notre vie et complémente ainsi de plus en plus notre propre cognition. Notre agenda quotidien, nos liens sociaux, notre mémoire, une partie de notre capacité de communication (cas des langues étrangères) sont de plus en plus facilités voire entièrement dépendants d’un appendice numérique (smartphone, tablette ou ordinateur). Pourtant, peu d’utilisateurs de ces technologies se formalisent de leur méconnaissance de cette « intelligence » : est-ce nécessaire de se soucier des algorithmes, des protocoles ou des technologies physiques mises en œuvre ?
Vers où cette symbiose nous mènera-t-elle ? Un être humain augmenté ou diminué ? Une société plus connecté ou plus atomisée ? Est-ce un bien ou un mal ? Est-il d’ailleurs bien opportun de se poser la question du moment que nous ne semblons pas nous en plaindre ? Toutes ces interrogations appartiennent au champ des sciences humaines : psychologie, sociologie et philosophie (entre autres).
Comment ordonner notre approche du domaine de l’IA et de la numérisation ? Un guide de lecture
Au terme de ce panorama rapide sur l’IA, nous pouvons relever plusieurs niveaux de lecture, sous une forme de hiérarchie des ordres, proche de celle qu’André Comte-Sponville a emprunté à la philosophie grecque6.
En premier lieu l’ordre technique et scientifique, terrain de jeux des mathématiciens et autres data-professionnels, se montre comme le plus concret mais aussi le moins féérique. Ceux qui maîtrisent les arcanes de la programmation n’ont aucun doute sur la stupidité des ordinateurs et endurent à chaque instant la difficulté de leur parler dans un langage informatique qui tolère peu l’approximation : chaque ligne de code est soigneusement éprouvée, et tout oubli ne serait-ce que d’un point-virgule entraîne immanquablement une erreur ou une aberration (jusqu’à ce que nous puissions déléguer la gestion des tâches de programmation aux machines elles-mêmes, ce n’est pas encore d’actualité).
Ensuite, l’ordre politique et juridique s’attache aux règles fixées par les hommes pour eux-mêmes et aborde les problèmes de cohabitation entre ces nouveaux objets du quotidien et la société. Comment utiliser ou ne pas utiliser ces technologies ? Tolèrera-t-on de systématiser l’emploi de la voiture autonome pour sauver des milliers de vie sur les routes, mais en déplorant des accidents de façon aléatoire parce qu’un piéton qui traversait n’a pas été reconnu comme tel par le logiciel de bord7 ? Acceptera-t-on de laisser toutes ses données personnelles se perdre librement dans le cyberespace ? Laissera-t-on des caméras nous identifier en permanence et capter nos moindres faits et gestes ?
Enfin vient l’ordre de la morale, dans lequel se placent la philosophie, l’étude des modes de vie et de l’être humain en tant que tel. Chaque société possède une culture, des perspectives et des solutions pour maintenir une harmonie globale. Les peuples occidentaux, asiatiques ou africains, les cultures judaïques, chrétiennes, bouddhistes ou animistes n’auront pas la même appréhension des questions liées à l’intelligence artificielle, car le sujet n’est pas uniquement technologique. Cet ordre couvre les notions de bien ou de mal, le point de vue éthique.
Le mélange de ces niveaux de discussion provoque deux écueils auquel il faut prendre garde. L’illusion technocratique8 prétend soumettre les ordres supérieurs aux ordres inférieurs : une telle perspective envisage le contrôle des ordres politiques ou philosophiques par la technologique toute puissante. Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, incarne cette tournure d’esprit quand il propose un monde meilleur fondé sur le réseau social qu’il a créé9. Dans le sens contraire, les ordres supérieurs s’imposent aux autres au travers d’une approche angélique. Elle se manifeste dans une foi politique et morale qui sublime toutes les considérations concrètes. La seule expression de la bonne parole et de la loi suffit alors pour ordonner le monde numérique et résoudre ses difficultés. Le bilan mitigé de la loi HADOPI contre le piratage, qui pensait venir à bout du téléchargement illégal, et plus récemment les intentions de s’appuyer sur les plates-formes de réseaux sociaux pour encadrer la liberté d’expression sur internet relèvent de cette logique.
Là où il faut conclure
Le phénomène global de l’IA ne se limite pas à des considérations purement technologiques, juridiques ou morales. La matière est vaste et complexe. Elle agrège de nombreuses disciplines et des points de vue qui peuvent varier entre groupes sociaux, générations et cultures.
Une fois de plus dans l’humanité l’évolution sociale et technologique nous propose de nouveaux objets qui modifient progressivement mais profondément nos usages et notre relation au monde. Ne nous interdisons pas de les définir et les appréhender conceptuellement, afin de les accueillir avec sagesse et discernement, et les assimiler sans les subir. Prenons donc le recul nécessaire pour embrasser et traiter cette nouvelle matière sans négliger aucune des facettes qui la composent.
Cet article vous a plu ? N’hésitez pas à commenter et à partager avec vos connaissances. Merci encore de faire partie de nos lecteurs, abonnez-vous aux nouvelles publications et à très bientôt !