Expérience de Milgram (2/2) : une analyse psychologique plus précise
L’expérience de Milgram est une expérience célèbre de la psychologie sociale (voir cet article pour la description de l’expérience). Elle montre que 65% des personnes soumises à l’autorité, dans le cadre d’une expérience qui consiste à infliger une douleur à un inconnu, suivent les ordres jusqu’au bout. Mais, il est rarement exposé que l’expérience comporte une partie préparatoire qui utilise de nombreux mécanismes psychologiques. Et son influence est peut être plus importante que l’expérience elle-même.
Soumission à l’autorité, oui mais pas que…
Rentrons un peu plus profondément dans le détail des mécanismes psychologiques qui s’exercent sur le sujet de l’expérience (le cobaye).
En effet, le contexte psychologique dans lequel est plongé le sujet A est beaucoup plus subtil et sournois que ce qui est présenté d’habitude.
Le vrai début de l’expérience commence bien avant le pupitre de commande électrique. Depuis le premier instant où l’expérience lui est présentée, le sujet A subit des différents mécanismes de manipulation suivants (ils sont tous expliqués en détail dans d’autres articles) :
1- Un amorçage : il lui est demandé de participer à une expérience psychologique contre rétribution (de l’ordre de 40€ actuels) sans savoir vraiment savoir de quoi il s’agit au préalable. Il s’engage donc moralement à y participer et en toute probabilité jusqu’à sa conclusion. L’effet est encore plus fort si la personne s’inscrit puis est rappelée quelques jours plus tard. Elle aura eu le temps d’intérioriser sa démarche et de s’obliger à l’accomplir. L’effet s’accentue aussi s’il lui est expliqué qu’elle a été sélectionnée pour l’expérience. Cet effet d’élection va renforcer sa légitimité pour s’adonner à l’expérience et s’y investir. En bref, cette première phase d’amorçage va conditionner pour beaucoup le zèle du sujet.
2- Un piège abscons : le piège abscons est la situation de la personne qui est bloquée dans une décision qui devient de plus en plus aberrante. Il s’agit par exemple de quelqu’un qui attend le bus depuis très longtemps, qui aurait pu partir à pied mais qui ne le fait pas, et continue à attendre car il pense que le bus va bientôt arriver. Même chose pour le joueur de casino qui mise encore et encore car il sent que la chance va tourner. Le fait de continuer dans le processus, même s’il devient presque ridicule, légitime toute l’action antérieure et donc « piège » la personne. Dans notre cas, les chocs électriques sont infligés progressivement de 15v en 15v, et le fait de continuer à infliger des électrochocs même à des tensions très élevées légitime toutes les actions qui ont été réalisées jusque là.
3- La déresponsabilisation de ses actes par le mécanisme de soumission à l’autorité : le dialogue cité plus haut montre bien comment le sujet A se dégage totalement de la responsabilité de ses actes car le conflit intérieur devient trop fort. Il devient un simple instrument au service de l’expérience. Pour lui, la vraie responsabilité de la douleur de la personne sur le fauteuil électrifié revient à l’expérimentateur qui lui ordonne de continuer les électrochocs. Lui ne fait finalement qu’appuyer sur des boutons.
Ainsi, le piège est si bien construit qu’il est possible de contraindre assez facilement, sans aucune violence ni sanction, de l’ordre de deux tiers de la population à infliger une forte douleur à un inconnu (et même quasiment 100% si on estime qu’avec 300v la châtaigne donnée est déjà sérieuse !).
Néanmoins, dans le dispositif psychologique global, il ne faut pas négliger l’importance des phases préparatoires. Sans l’amorçage, il est peu probable qu’un individu qui passe par là par hasard conduise l’expérience avec le même succès et la même assiduité.
De même, le mécanisme de piège abscons et d’augmentation progressive de l’intensité électrique facilite son implication dans le processus et l’administration de doses de plus en plus forte. Après tout, chaque nouvelle dose n’est juste qu’un peu forte que la précédente. Donc s’il a délivré le choc électrique précédent, pour ne pas délivrer aussi le suivant, puisqu’il est juste un peu plus fort ?
Finalement, la vraie soumission à l’autorité n’intervient que dans le changement de responsabilité. Quand sa morale personnelle commence à sérieusement entrer en opposition avec ses actes, il délègue la responsabilité de ses actes à quelqu’un d’autre. L’autorité présente endosse alors ce rôle.
L’autorité : un exutoire moral bien pratique
Si l’on ôte les techniques psychologiques d’amorçage et de piège abscons, la soumission à l’autorité est bien réelle. Comme nous l’avons vu dans d’autres articles, l’être humain est un animal profondément social et cohérent (en tout cas c’est ce qu’il souhaite). Il lui est donc parfaitement logique que la société doive être organisée, et que certaines personnes doivent coordonner cette organisation en donnant des directives aux autres. De plus, comme il fait partie de cette société et souhaite s’y intégrer le mieux possible, il est donc nécessaire de suivre ces directives si elles paraissent légitime et provenir de personnes dont il accepte l’autorité (comme un scientifique avec une blouse).
Donc quand ses propres actes entrent en contradiction avec ses principes (comme ne pas infliger de douleur aux autres), il réduit son incohérence intérieure en se dégageant de toute responsabilité vers quelqu’un qui veut bien l’assumer (dans ce cas l’expérimentateur). Et voilà un mécanisme bien huilé pour réaliser le pire… « Recipe for disaster » comme diraient nos voisins anglo-saxons.
Et jusqu’où peut aller cette soumission ?
Ce mécanisme de dilution de responsabilité entre la (les) personne(s) qui réalise(nt) l’acte et la personne qui ordonne peut permettre d’engendrer les pires exactions.
C’est notamment le mécanisme à l’œuvre dans les pelotons d’exécution, par exemple. En effet, un peloton d’exécution est (était en France, mais il y a malheureusement bien d’autres endroits où le verbe se conjugue toujours au présent) composé de dix tireurs et d’un officier qui donne l’ordre de tir.
Celui qui ordonne l’exécution est l’officier qui lui ne tire pas ! Ainsi, les tireurs sont dégagés moralement de la responsabilité de tuer car ils ne sont que le simple instrument de celui qui ordonne. Et ce dernier se dégage aussi mentalement, car effectivement il n’exécute aucun acte de violence si ce n’est donner un ordre. De plus, comme les tireurs sont généralement assez nombreux pour que personne ne sache qui touche vraiment le condamné, tout est construit pour que personne n’assume vraiment la charge morale de l’action de tuer.
L’ordre illégal
Ce phénomène de soumission à l’autorité est bien connu des militaires, notamment sous la notion de l’ordre illégal. En effet, les militaires sont tenus d’obéir aux ordres sauf si l’ordre est dit illégal, c’est-à-dire qu’il enfreint les règles élémentaires de la morale ou de la conduite de la guerre. Cependant, dans les faits, il est très difficile de refuser d’exécuter un ordre qui dépasse les normes pour les raisons qui viennent d’être évoquées.
Qui est responsable ? Celui qui ordonne ou celui qui exécute ?
Celui qui ordonne est bien sûr responsable au premier chef (c’est le cas de le dire!). Cela veut-il dire pour autant que celui qui exécute est dégagé de toute responsabilité ? Doit-il dans ce cas toujours suivre les ordres même quand la morale s’y oppose ? Normalement non, puisque cela devient un ordre illégal : mais peut-il s’y opposer réellement ?
Il n’y a pas besoin d’être militaire pour être confronté à ce débat éthique. Dans certaines entreprises, l’exercice d’un management agressif oblige parfois à des choix difficiles dictés par la hiérarchie, et parfois moralement réprouvables (sanctions, réorganisations, licenciements abusifs).
Que doit faire le management dit intermédiaire dans ces situations ? Approuver sans se poser de question ? Ou refuser et se placer dans une situation moralement défendable mais personnellement inconfortable ?
Il y a des chances que comme dans l’expérience de Milgram, plus de 65% des gens choisissent de suivre les directives provenant de l’autorité …
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