Comment rendre son entreprise moins bête ? La cinquième discipline, Peter Senge
Paru pour la première fois dans les années 90, ce best seller se penche sur les mécanismes à l’oeuvre au sein des organisations humaines et l’étude de la dynamique des systèmes en leurs seins. Comme les vieilles soupières, ses préceptes offrent parmi les meilleures analyses du fonctionnement des sociétés humaines et son ancienneté ne gâte pas la pertinence de ses propos, même à l’heure de l’IA.
Comme il traite de la globalité de l’organisation des entreprises, il s’adresse principalement aux décideurs possédant une influence réelle sur l’ensemble de l’organisation. Tous les cadres y trouveront néanmoins matière à réflexion, car les concepts abordés sont suffisamment vastes et pluridisciplinaires pour intéresser l’ensemble des ds niveaux et des secteurs d’activités.
Son credo principal est l’étude systémique de l’organisation, c’est à dire sa décomposition en processus bouclés qui s’alimentent et parfois divergent. Il insiste donc sur l’analyse et l’identification de ces processus au sein de la structure (la fameuse 5e discipline). Ce décryptage du fonctionnement interne permettra de tempérer les excès et aussi tendre vers une organisation qui auto-apprend et s’auto-régule.
Pour arriver à ces objectifs, il est nécessaire de prendre en compte les quatre autres disciplines (le développement personnel, les modèles mentaux, la vision commune et l’apprentissage en équipe).
Enfin, le livre donne des pistes et des qualités à travailler pour passer de l’organisation actuelle à une organisation auto-apprenante, car savoir où il est nécessaire de se rendre est une chose, savoir comment s’y rendre est un autre défi !
Présentation de l’auteur
Peter Senge (né en 1947) est un systématicien américain (spécialisé dans l’étude de l’interaction des systèmes), maître de conférences à la MIT Sloan School of Management, co-fondateur du New England Complex Systems Institute et fondateur de la Society for Organizational Learning (Société pour l’apprentissage organisationnel).
Il est titulaire d’une licence en ingénierie aérospatiale de l’université de Stanford, a également étudié la philosophie, et a par la suite obtenu une maîtrise en modélisation des systèmes sociaux au MIT, ainsi qu’un doctorat en gestion.
Résumé et objectif du livre
Il se concentre sur la résolution de problèmes de groupe et d’entreprises à l’aide de la méthode de pensée systémique. Il s’applique à transformer les entreprises en organisations apprenantes, qui s’auto-corrigent et évoluent naturellement dans leur environnement compétitif. Les cinq disciplines représentent des approches classiques (théories et méthodes) pour développer trois capacités d’apprentissage fondamentales et intemporelles : encourager les aspirations, développer la conversation réflexive et comprendre la complexité.
La clé : l’étude de l’organisation comme système complexe
L’auteur insiste sur l’importance de l’identification et de l’analyse des aspects structurels de l’organisation et des processus de fonctionnement. Il emprunte la science de l’analyse des systèmes qui s’appuie sur des processus avec boucle de retour (feedback ou retro-action). On peut illustrer ce principe avec l’exemple simple du réglage de la température de la douche. Quand vous commencez à vous doucher, l’eau est froide, donc vous forcez l’eau chaude. Quand la température de l’eau commence à devenir chaude, vous régulez en demandant moins d’eau chaude jusqu’à ce qu’elle soit à la bonne température. C’est un système bouclé : votre main règle la consigne de température de l’eau, que vous comparez avec la température qui sort du robinet. Vous ajustez en conséquence.
Si l’eau change de température assez vite, le système est stable car vous arrivez à régler la température sans difficulté. Les problèmes surviennent quand le système est très inertiel, et que le changement de température met longtemps à venir. L’eau chaude ne vient pas et vous allez tourner le robinet vers le chaud de plus en plus fortement. Mais quand l’eau chaude viendra, vous vous brulerez, puis tout froid, puis tout chaud, jusqu’à intégrer le retard du système !
Les entreprises connaissent les mêmes phénomènes. Si les moyens de détection des défaillances et les possibilités de remise en cause de l’organisation et de décision sont plus lents que ses propres processus de fonctionnement, vous avez un problème. L’organisation sera en difficulté sans que vous puissiez intervenir efficacement, voire même intervenir.
Par exemple, il existe des boucles de croissance au sein des entreprises qu’il est parfois nécessaire de tempérer pour que la machine ne s’emballe pas. C’est typiquement le cas d’une société dont les ventes s’envolent mais qui n’arrive pas à honorer ses commandes. Les commandes s’accumulent et les retards dans les livraisons deviennent de plus en plus importants car la capacité de production ou de distribution n’est pas dimensionnée pour. Si la décision d’augmenter les cadences de production n’arrive pas assez vite, la demande baisse, soit par lassitude devant l’augmentation des délais de livraison soit par changement de mode. La mauvaise décision est alors d’investir dans la force de vente, de stimuler de nouveau la demande et d’alimenter la capacité de vente au détriment de la capacité de production. Pire : vous investissez massivement en imaginant une hausse continue et exponentielle des ventes, et quand la demande s’effondre vous êtes en surcapacité de production avec un investissement intenable.
La bonne décision est de maintenir un bon niveau de satisfaction client, en augmentant la capacité de production pour réduire les délais de livraison et de stimuler la demande dans un second temps. Dans ce cas précis, l’analyse du cycle global est essentiel pour mettre en lumière l’impact des retards et le besoin d’avoir un cycle de production non décorrélé de la demande, quitte à retarder l’évolution de celle-ci.
Description des 5 disciplines
1- Etude systémique : la 5e discipline
Au-delà de l’analyse des systèmes en interaction, l’auteur décrypte les processus de pensée et d’évolution des entreprises et institutions, en s’appuyant sur de multiples schémas et boucles de décisions didactiques.
Il aborde les processus d’équilibre et de résistance institutionnelle implicite, l’efficacité de la réduction des délais et temps morts dans les processus décisionnelles ou les suites d’actions implicites qui ne sont pas toujours reconnues ou même décelés.
Il analyse également les différents types de systèmes de fonctionnement pour expliquer comment les piloter et potentiellement contrecarrer leurs effets négatifs. En effet, ces derniers ne peuvent être traités sans comprendre le système dans son ensemble et sans cerner le type de système à l’oeuvre.
Il nous livre également des méthodes de pensées et des solutions pour utiliser les systèmes à notre propre bénéfice, en agissant sur les paramètres qui alimentent ces boucles de rétroaction, et non pas sur les symptômes les plus superficiels.
2- L’importance du développement personnel
L’auteur souligne l’importance du personnel dans le soutien du développement de l’organisation. La « maîtrise du personnel » devient un capacité essentielle. Elle se manifeste à travers un investissement inconditionnel des cadres dans le développement et la formation de ses employés. Les employés doivent partager la même vision de l’entreprise, de ses objectifs, de ses qualités et de ses marges d’améliorations. Il s’agit également de les stimuler à perfectionner leur savoir-faire vers un niveau d’excellent et de maîtrise presque spirituel. Ils doivent naturellement chercher à progresser et faire progresser l’entreprise.
3- Modèles mentaux
Ensuite, l’auteur analyse les processus cognitifs personnels et collectifs de représentation et de vision des processus et situations, et leurs travers. La divergence de représentation provoque des décisions faussées face au problème réel qui ne se manifeste pas comme il devrait. Il s’agit par exemple de démonter le traditionnel principe hiérarchique de diriger / organiser / contrôler par des discussions plus ouvertes, des solutions basées sur l’intérêt de l’entreprise et la délégation de compétence. La première étape est d’identifier les modèles mentaux existants et qui s’imposent, étudier leur importance, s’ouvrir aux autres afin de les comparer et éventuellement les remettre en cause.
4- Construire une vision commune
Il s’agit de la vision à long terme, la vision stratégique, mais également les valeurs adoptées par l’entreprise. Elle caractérise l’esprit des collaborateurs et l’élan qui les porte vers leur objectif commun : par exemple la fierté et l’engagement des employés d’Apple pour procurer des produits toujours plus performants et beaux, ou de SpaceX comme pionniers de la nouvelle industrie spatiale. L’être humain se réalise dans un grand projet fédérateur qui le sublime et le stimule.
5- L’apprentissage en équipe (Team learning)
Enfin, dernière discipline, l’apprentissage du travail en équipe permet à des individus tous différents et possédant leurs propres intérêts et façon de faire, de s’accorder pour travailler en groupe : comme des musiciens excellents solistes pris séparément qui, combinés, ne jouent qu’une mélodie et forment un groupe uni. Cette discipline passe par l’art du dialogue, de la discussion, la recherche de la certitude contre d’éventuelles suppositions, et la volonté de se considérer chacun comme des collègues avec un objectif de transparence et de clarté collective.
La gestion du changement
Perter Senge ne se contente pas de décrire cette entreprise apprenante, il indique aussi les recettes et les principes à adopter pour acquérir les cinq disciplines. Ils supposent certaines méthodes et perspectives sans lesquels le développement des mécanismes cités précédemment reste stérile. En effet, il n’existe pas d’organisation miracle, d’autant que les principes exprimés sont extrêmement dépendants des bonnes volontés et de l’ouverture d’esprit du management qui les met en place. Ces principes sont les suivants.
Permettre des organisation prototype : c’est le principe même de la science, il est nécessaire d’établir des hypothèses, et de tester les idées afin de les éprouver. Elles sont pas forcément parfaites mais peuvent nécessiter des adaptations et de remise en question. Le seul fait d’accepter de tester des organisations originales force la peur naturelle de l’échec, mais permet l’innovation et la souplesse de la structure.
Ouverture d’esprit : au delà d’une qualité personnelle, elle s’applique à la relation entre chacun des membres de l’entreprise. C’est parfois une véritable transformation intellectuelle, ainsi qu’un ensemble de compétences et de bonnes pratiques. Elle s’oppose aux intérêts partisans et aux jeux politiques qu’il est parfois difficile de surmonter.
Délégation (localness) : il s’agit de libérer l’engagement et la motivation des collaborateurs en leur laissant toute la marge de manœuvre nécessaire pour agir et être en possession de leurs tâches et responsabilités. C’est une étape indispensable pour qu’ils deviennent acteurs de leurs réalisations professionnelles, s’investissent dans leurs tâches spécifiques et puissent tester, progresser et apprendre.
Trouver le temps pour apprendre : les dogmes habituels sur le travail laissent peu de place à la réflexion. En effet, la vision occidentale du travail suppose qu’une personne qui n’est pas occupée est oisive. Or, le temps de la réflexion, de l’apprentissage, du test, et de l’évaluation est capital pour prendre conscience du résultat de nos actions et pour progresser et s’améliorer. Apprendre prend du temps. C’est un investissement vital et non pas une perte de production. Il est donc nécessaire de se dégager du temps pour réfléchir et apprendre.
Maintenir un équilibre vie professionnelle / vie personnelle qui ne soit pas basé sur le sacrifice familial. Même si l’entreprise valorise généralement l’investissement professionnel, il n’est pas nécessaire ni souhaitable que les individus sacrifient leur vie familiale pour faire progresser leur carrière. C’est un des objectifs secondaires de la discipline « Personal Mastery » ou développement personnel.
Conclusion
Malgré quelques dizaines d’années depuis sa première édition, cet ouvrage reste fondateur et toujours inspirant pour les entreprises et organisations actuelles (ses enseignements ne se limitent pas au domaine de l’entreprise privée). Au vu du palmarès et des sollicitations de l’auteur (grandes entreprises et institutions, dont la banque mondiale), son impact et les méthodes qu’il promeut doivent nous inspirer. Il est d’ailleurs intéressant que les principes exposés sont globalement ceux déjà développés dans ce site, que ce soit dans les articles ou les références bibliographiques. Ils recoupent les crédos d’autres livres de référence (the Art of the Start, l’entreprise libérée, voire « le rôle social de l’officier »). Les notions de transparence sont par exemple également développées dans cet ancien article : il rejoint les aspects philosophiques et méthodologiques du management en insistant sur les bienfaits du partage des données, d’un point de vue pratique mais également dans la perspective d’un plus grand investissement personnel (localness).
In fine, la superposition de ces lectures montre que la réflexion sur le rôle de manager comme une discipline voire un art, aboutit à des valeurs très homogènes et concourantes. Pour ceux qui souhaitent développer le sujet, elles sont notamment développées de façon beaucoup plus didactiques et pratiques dans le livre Soyez Chef Pas Manager (voir ici).
Pour clore cet article, je vous propose cette citation reprise du livre de Peter Senge et attribuée à Kazuo Inamori, fondateur et président de Kyocera (ancien leader mondial en technologies de pointe). Elle conclut parfaitement ce sujet et s’inscrit dans la philosophie générale de ce site :
« Que ce soit en matière de R&D, management ou n’importe quel autre aspect du développement d’une entreprise, la force active se trouve dans le personnel. Chacun a sa propre volonté, sa propre vision et sa propre façon de penser. Si les employés eux-mêmes ne sont pas assez motivés pour faire face aux enjeux de croissance et de développement technologique …il n’y aura tout simplement aucune croissance, aucun gain de productivité et aucun développement technologique. »
Merci encore de faire partie de nos lecteurs et à très bientôt !
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