Sphères professionnelle et personnelle : où placer la limite ?
On attend d’un chef qu’il prenne en main son équipe pour atteindre les objectifs professionnels fixés. Mais la direction d’une équipe ne se borne pas seulement à définir des objectifs, des processus et des indicateurs de performance. Il s’agit aussi et surtout de combiner des talents et des personnalités diverses, parfois difficilement miscibles, afin que l’équipe devienne plus que la somme des individus. Et pour ce faire, même si le chef ne doit pas chercher à pénétrer la sphère personnelle de ses subordonnés, il est impossible de ne pas s’en soucier, en particulier dans les secteurs d’activité les plus exigeants psychologiquement. La hausse du télétravail, la distanciation entre les membres de l’équipe, et l’isolement forcé qui peut s’installer, donne à cette question un éclairage nouveau.
La relation entre le chef et ses subordonnés : de la relation superficielle à la connaissance intime
Ethique et relation personnelle
Il faut tout d’abord distinguer la relation humaine concrète vécue entre chef et subordonné et l’éthique du management promue comme valeur institutionnelle au niveau de l’entreprise. Les personnalités et les usages sont assez difficilement modifiés par la communication interne. En revanche, chaque cadre peut diffuser à son échelon un faisceau de valeurs positives qui se transmettront parmi ses collaborateurs. L’exemplarité n’est une manière de commander : c’est la seule. C’est ce niveau de relation qui nous intéressera dans la suite.
La relation hiérarchique entre chef et subordonné peut connaître plusieurs stades, de la fréquentation anonyme jusqu’aux liens les plus intimes. Certains auteurs et chercheurs se sont attachés à définir et mesurer l’intimité émotionnelle entre deux personnes, beaucoup pour les couples mais pas uniquement, en établissant des échelles (Emotional Intimacy Scale), des catégories (Schaefer et Olson), ou des groupes de classement (Terian). Le classement PAIR (Personal Assessment of Intimacy in Relationships), initialement proposé par Schaefer et Olson pour les couples, peut s’adapter à la relation professionnelle (en retirant bien sûr les aspects sexuels) : il s’agit de la combinaison des échelles d’intimité émotionnelle, sociale, intellectuelle, de valeurs et dans l’humour.
La profondeur de la relation chef-subordonné
Nous simplifierons en considérant les stades suivants de relation chef-subordonné (ou manager-collaborateur) :
- le chef type « tour d’ivoire » qui n’entretient que des rapports purement professionnels,
- le chef « G.O. (gentil organisateur) » qui cherche à animer et créer une équipe, mais sans s’intéresser vraiment aux individus,
- le chef « partenaire » qui s’intéresse (sincèrement) à votre personnalité et votre environnement personnel,
- le chef « ami » qui peut aussi connaitre votre conjoint et vos enfants.
Dans cette classification, le chef « tour d’ivoire » et le chef « G.O. » ne s’intéresseront pas à la dimension personnelle de leurs collaborateurs. Ils considéreront ces aspects comme hors sujet, voire comme une perte de temps, dans une vision professionnelle souvent déshumanisée, établie sur des fiches de poste et des processus à respecter.
La position du chef « partenaire » parait la plus équilibrée, tandis que celle du chef « ami » peut être délicate à soutenir quand les circonstances nécessitent une distance plus prononcée entre le chef et ses subordonnés (ex: périodes de restrictions ou de changement).
Néanmoins, il n’existe pas de règle universelle ni de recette toute faite pour définir quelle est la meilleure relation à entretenir. Toutes les situations ne sont pas comparables et de nombreux facteurs entrent en jeu : la personnalité de chacun, l’environnement de travail, le niveau de stress de l’activité et le besoin de cohésion nécessaire dans l’équipe pour atteindre les objectifs.
L’évidence a priori : ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire
Le bon sens
Le bon sens et les règles élémentaires de courtoisie fournissent déjà des clés de comportement simples. Sphère professionnelle et privée doivent interférer aussi peu que possible. Mais les parents peuvent difficilement cacher qu’ils ont des enfants, doivent les accompagner à l’école ou passer des vacances avec eux. Difficile aussi au jeune célibataire en pleine possession de ses hormones de masquer l’effervescence de sa vie personnelle (comprenez ceci comme vous voudrez). De plus, un chef possède généralement une influence sur ses subordonnés beaucoup plus importante qu’il ne l’imagine. Son comportement, ses réflexions ou ses directives peuvent déborder sur la vie privée de ses collaborateurs. Enfin, le fait que 38% des salariés sont en couple avec une personne rencontrée sur leur lieu de travail, parmi les 62% qui y ont eu une aventure, montre bien que la frontière sphère professionnelle / privée est assez poreuse (voir cette étude).
La loi
Là où le bon sens peut ne pas suffire, la législation ou les conventions en vigueur prennent le relai pour assurer les équilibres professionnel / privé nécessaires (temps de travail, jours de congés, exigences et contraintes imposées, etc.). La doctrine tend à préserver la zone privée et, pour un responsable, l’introspection dans ce domaine n’est de façon générale pas recommandée. Elle est d’ailleurs soigneusement encadrée en situation de recrutement par exemple, ou pour caractériser les cas de harcèlement (moral ou sexuel).
Certains populations ont manifesté le besoin de définir très précisément les limites entre vie professionnelle et privée. L’armée américaine possède un règlement très précis, mis à jour régulièrement, définissant les conduites à tenir dans divers environnement et situations. Le guide AR600-20 (Army Regulation, disponible ici) décrit en détail les règles de comportement attendues, dans la vie professionnelle ou privée. La notice 600-35 (disponible ici) cite de nombreux exemples de relations entre différentes catégories de personnel, dans divers cas de figure. Rien n’est laissé au hasard, la vie des militaires américains est précisément ordonnée, jusqu’aux rapports extra-professionnels.
La nature humaine irrésistible
Discuter de sa vie privée n’est toutefois pas interdit. Certains ne s’en privent d’ailleurs pas. Les discussions informelles représentent un vecteur de socialisation et de diffusion de la connaissance éprouvé depuis l’aube de l’humanité. Elles permettent de partager des informations utiles, consolident les liens entre les membres de l’équipe, et entretiennent leurs statuts réciproques (c’est à dire les liens entre chacun et leurs espaces d’expression). Elles traduisent parfois aussi chez certains le besoin de se confier et de relâcher une pression qui n’est pas soulagée par ailleurs.
Malgré les usages et les règlements, si vous n’appartenez pas à l’US Army, définir une limite précise entre vie professionnelle et privée se présente comme un objectif délicat.
La zone grise : ce qu’il est tout de même conseillé de faire, sans que cela soit explicitement obligatoire
Malgré tout, un chef ne peut se contenter de n’évoluer que dans la sphère professionnelle. Les interactions entre les milieux professionnel et privé sont permanentes. Leurs conséquences peuvent avoir des effets notables sur les individus, l’équipe et in fine les objectifs professionnels. Il est donc indispensable de se soucier des débordements de la sphère privée sur le domaine professionnel, quand ils se manifestent et surtout avant si c’est possible.
Les signaux faibles
Il faut toujours être à l’écoute des échanges, des interactions et des humeurs des membres de son équipe. Ils font resurgir à la surface les tensions et les problèmes qui stagnaient en profondeur. Il faut jamais les ignorer ni les minimiser. Ils traduisent soit un mal-être propre à la personne qui les exprime, soit des tensions au sein du groupe. Dans les deux cas, il faut chercher à analyser et prendre en charge les affects intempestifs car il est rare que la situation s’améliore avec le temps. Dans ces situations, le chef « tour d’ivoire » ne verra rien et ignorera totalement la situation. Le « G.O. », qui ne cherche pas à empiéter dans le domaine privé, n’interviendra que lorsque le problème aura déjà des répercussions sur le groupe. Il incitera alors chacun à garder ses problèmes personnels hors du cadre professionnel : conseil avisé mais tardif mais qui ne résoudra pas le problème de fond. Je recommande d’essayer de cerner et d’aplanir les tensions et difficultés au plus tôt, quand c’est possible, même s’il s’agit parfois de s’immiscer sur un terrain personnel.
L’écoute attentive
En tant que chef, vous verrez immanquablement certaines personnes venir vous confier leurs problèmes personnels, leurs petites histoires ou leurs doutes. Certains cadres s’en offusquent et considèrent ces révélations comme un préemption intempestive de leur emploi du temps, voire un supplice. Je les considère au contraire comme une marque de confiance. Cette confiance n’a pas de prix et valorise la relation entretenue avec ses collaborateurs. Elle donne au chef plus de facilité à se faire entendre si besoin. Ces confidences traduisent généralement un problème caché, qu’il s’agit d’identifier ou au moins de prendre en compte. Si ces entretiens se renouvellent de façon trop fréquente, la stratégie du rendez-vous 15 minutes avant le repas ou la débauche sera toujours dissuasive pour garder le contrôle de son emploi du temps.
Le soutien moral inconditionnel
Une des tâches primordiales d’un chef est de maintenir et consolider l’organisation d’ensemble. Il s’agit d’assurer la pérennité des personnes et des processus d’échange formels comme informels. Chacun peut se concentrer ainsi sur ses tâches propres sans craindre de modification impromptue des équipes ou des modes de travail. La révolution permanente n’est pas un mode de fonctionnement très bénéfique. Ce principe doit aussi s’appliquer aux individus, qui doivent se sentir soutenus dans leurs réalisations professionnelles et dans leur personne. C’est une des conditions de leur épanouissement et de leur investissement dans l’équipe. Le chef doit donc chercher à valoriser et soutenir ses subordonnés, en particulier dans les épreuves et les difficultés, qu’elles soient professionnelles ou personnelles (quand elles se manifestent).
La zone moisie : là où il faut savoir couper les ponts
Toutes ces considérations sur la frontière entre zone professionnelle et personnelle ont toutefois leurs limites. Il est des situations dans lesquelles toute l’autorité institutionnelle ou morale d’un chef ne peut malheureusement pas grand chose. Il est nécessaire de savoir identifier ces cas, établir une méthodologie pour contenir les conséquences éventuelles, et se résoudre éventuellement à s’en séparer.
Addictions et influences externes
En premier lieu, certains peuvent subir des influences qui perturbent leurs capacités de jugement et de réaction. Les addictions font partie de cette catégories. Elles peuvent être très difficiles à identifier et à caractériser. Même notoires, elles sont difficiles à prouver de façon objective pour engager une procédure judiciaire ou médicale adaptée. La discussion peut représenter une première approche. Il faut souvent aussi envisager des mesures plus répressives. Les influences peuvent aussi être externes : influence psychologique de la famille ou de groupes de proches, influence de maitres chanteurs. Dès que le constat d’impuissance est posé, il ne faut alors pas hésiter à isoler les individus concernés et s’en référer aux services compétents.
Les nuisibles
Il existe ensuite des personnes qui montrent une répulsion vis à vis de l’autorité assez manifeste. Tous les corps de métier en comportent, jusqu’aux milieux militaires, paradoxalement. Ces personnes s’épanouissent assez bien dans des activités individuelles qui nécessitent peu ou pas de travail collaboratif. Pas de problème d’interaction privé-professionnel, peut-on imaginer de prime abord, jusqu’à ce que l’on constate qu’une partie non négligeable de leur énergie est consacrée à nuire à l’entreprise et créer des bastions de protestation, en privé comme sur le lieu de travail. Ces personnes sont très à l’aise pour créer des « clans » et entretenir des rancoeurs, basées sur des théories de persécution souvent imaginaires et fantasmées. La solution passe par l’identification du clan, ce qui nécessite de connaitre aussi parfois les réseaux privés. Puis, il s’agit de séparer ses membres et les placer chacun dans un environnement « sain » et non influençable, quand c’est possible.
Les narcissiques immodérés
Enfin, la version égocentrique de la catégorie précédente est le narcissique exacerbé. Non seulement ce dernier supporte mal d’être dirigé, mais il entretient une vision de lui-même qui le place sur un piédestal hors de portée du commun des mortels… et de l’ensemble de sa hiérarchie. Ils sont généralement solitaires, jusqu’à se placer en conflit ouvert avec le reste du monde pour les plus extrémistes. Il est souvent difficile de les raisonner et les inviter à se remettre en question. Dans ce cas, ce n’est pas l’excès de vie privée qui présente un effet sur le milieu professionnel, mais son absence. Ces personnes expriment alors au sein de leur environnement de travail ce qu’elles n’arrivent pas à satisfaire dans le privé, en épuisant généralement leur entourage. J’ai connu dans cette catégorie une personne qui s’entendait très mal avec le reste de son atelier (et ses chefs), se jugeait mal évaluée, et menait en parallèle plusieurs procédures judiciaires dans le privé, … Très difficile à raisonner sur ses compétences réelles et ses liens avec son entourage, une seule solution a été de l’isoler dans un emploi avec peu d’interactions directes.
Et le télétravail dans tout ça ?
Le télétravail peut sérieusement réduire les interactions au sein de l’équipe. La communication entre ses membres diminue et les incompréhension augmentent, avec la tension, le ressentiment et les fantasmes de persécution. Sur le plan hiérarchique, la cohésion de l’équipe autour du chef diminue aussi. Ce dernier donc doit veiller à maintenir le rythme des activités, et entretenir la vision et les objectifs d’ensemble (voir cet article sur l’équilibre entre télétravail et management). Le chef ne peut plus commander à la voix, il doit adapter sa communication et sa présence aux outils virtuels pour maintenir la force de l’équipe. Comme les communications deviennent moins naturelles et plus formelles, il est plus difficile de cerner les équilibres vie privée / vie professionnelle de chacun, qui s’en trouveront perturbés.
Le chef « tour d’ivoire » ne s’en rendra même pas compte. Le chef « G.O. » sera sensible aux outils pour optimiser le rendement global et les processus de l’équipe, autour de téléconférences compte-rendus. Les chefs « partenaire » et « ami » chercheront à renouer un contact physique, même épisodique. En effet, il est difficile de se passer de contact direct pour entretenir un lien humain complet plus fort qu’une interaction professionnelle superficielle et platonique, permettant de mieux réaliser la synthèse des équilibres professionnels et privés de chacun. Certaines organisations internationales entretiennent cet équilibre naturellement (lire cet article pour plus de détails).
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